Le passage

Samedi 26 septembre 2020

La météo est toujours perturbée et compliquée. Comme quoi il est préférable de lire les documents nautiques de spécialistes plutôt que les bavardages de pontons. Les premiers avertissent que l’automne peut être compliqué en Grèce avec des perturbations difficiles à prévoir et à gérer. Les autres disent que c’est cool et la meilleure période pour naviguer… Qui croire ? Moi je peux témoigner que c’est bien pourri… Pluie, vent fou, météo imprévisible rendant la navigation inintéressante et chaotique, tantôt au moteur, tantôt sous ris et trinquette. Ce samedi nous sommes blottis dans le bateau par des pluies diluviennes et des vents dingos.

Heureusement que la chaleur humaine est là pour toujours transformer un moment difficile en une opportunité de rencontres. Le soir c’est en véritable communauté de frenchies que nous passons la soirée. Jean-Yves, Eliane, Christian, Anne, et des nouveaux François et Christine sans oublier des amis communs à d’autres amis (les amis de nos amis sont nos amis) rencontrés par hasard, qui naviguent avec un adorable nourrisson, Pierre et Domitra.

Ça sent les adieux et la fin de la croisière. Un petit pincement au cœur me titille au moment de partir. Mais partir c’est aussi activer la possibilité de revenir et je sais que l’on se reverra tous. C’est étonnant car notre aventure aura été plutôt solitaire à Doriane et moi et c’est finalement grâce au cyclone qu’elle aura été plus sociable sur la fin.

Dimanche 27 septembre 2020

C’est le grand départ vers la fin du voyage. Mais en bon marin superstitieux je me refuse à activer les formalités du retour. Je préfère attendre d’être arrivé à l’île de Egine et avec le bateau mis à sec. Nous devons encore aller jusqu’à Corinthe et passer le fameux canal. Pour aujourd’hui nous mettons le cap vers le port décrié de Corinthe. Il paraît que ce dernier est sale et de mauvaise protection.

Nous sommes partis à 8h et, depuis le départ, le vent est excellent et nous permet d’avancer à plus de 5 noeuds. La mer est un peu agitée du coup de vent de la veille et Babar part un peu dans tous les sens rendant la navigation assez inconfortable. Néanmoins, il fait beau et la visibilité excellente nous offre un panorama à 360 degrés sur cette improbable mer intérieure du golfe de Corinthe. Je pense aux trirèmes grecs qui devaient pululler ici il y a 2500 ans à l’âge d’or de Corinthe.

Nous marchons à bonne vitesse certainement favorisés par un bon courant lui aussi conséquence du vent fort de la veille. Nous sommes à mi parcours quand je prends la décision de passer le canal aujourd’hui même sans nous arrêter au port de Corinthe. Et tant pis si on doit payer la majoration de 25% de passage le dimanche. Nous n’aurons pas tous les jours de si bonnes conditions d’autant que le canal est réputé abriter un courant qui peut aller jusqu’à 3 noeuds. Avec mon moteur de faible puissance mieux vaut aller avec le courant que contre lui et je parie que nous l’aurons avec nous cette fois car le vent a soufflé d’ouest en est. Heure prévue d’arriver devant le canal, 16h.

L’excitation est à son comble à bord avec la perspective de passer le célèbre canal, comme un point final à notre odyssée. Une trentaine de milles nous séparent de notre but final. C’est souvent sur la fin que l’on trébuche par trop d’empressement et je décide de garder la tête froide. Si on n’arrive pas à passer aujourd’hui, tant pis on passera demain.

L’entrée du canal

Nous arrivons progressivement en même temps qu’un grand yacht et qu’un cargo. L’entrée se dessine enfin, comme une bouche béante prête à engloutir des navires entiers. Je suis un peu stressé mais surtout très concentré, car l’erreur n’est pas permise. Une fois dans le canal, aucune marche arrière ni panne de quelque nature que ce soit n’est permise. J’appelle les autorités pour m’annoncer sur le canal 11. On me dit de passer en dernier après un autre voilier. Ça y est, c’est parti ! On double une sorte d’avant port à 4 noeuds, le bourrin à 1700 tours. J’aperçois le pont qui est descendu sous l’eau avec des voitures en attente des 2 côtés pour laisser passer la fournée de bateaux. Le cargo ouvre la marche tracté par un bateau pilote, suivi par le grand yacht. Tout à coup Doriane me dit qu’on appelle Babar à la Vhf « Babar, Babar, more speed, more speed ». OK je mets le moteur à 2200 tours et on se cale à 5 noeuds. Je réponds et donne l’information, en précisant que je ne pourrai pas aller plus vite.

Après avoir doublé le pont mobile, je contacte à nouveau les autorités leur précisant que je reviens à une vitesse de 4 noeuds. C’est alors que je constate une bonne surprise qui prouve que j’ai eu raison de passer le canal aujourd’hui, nous avons un courant favorable d’environ 3 noeuds et passons à 6 noeuds alors que nous devrions, à 1600 tours, être à 3.5 noeuds max. Nous sommes comme sur un tapis roulant à nous émerveiller de cette construction fabuleuse de l’être humain. Depuis l’antiquité que les hommes rêvaient de percer cet étroit passage entre le Péloponnèse et le continent pour toujours faire du commerce. Néron a été le premier à envisager de tels travaux pharaoniques mais devant l’ampleur de la tâche il y renonça. Il aura fallu attendre le XIXe siècle, celui de l’industrialisation massive, pour lancer et achever l’ouvrage. Ce sont des ingénieurs français qui s’y attelèrent. Et le résultat est spectaculaire. Plus de 6000m de long pour 25m de large, 8m de profondeur et 63m de hauteur à certains endroits, c’est aussi le canal le plus cher du monde en terme de modalités de passage, pour ma part je vais devoir débourser 100€ pour un tout petit bateau.

Tout à coup nous croisons, sur la berge côté tribord une bande de joyeux drilles en train de danser autour d’un feu avec musique à fond. Une bien étrange scène dans cet endroit minéral. Je repense aux Lestrygons qui jetèrent des roches sur les navires de Ulysses et devorèrent nombre de ces compagnons. Mais nulle agressivité ici, plut de l’éthylisme à stade avancé. Nous sommes encore au début du canal et celui ci est encore large et de faible hauteur.

Au fur et à mesure de notre progression nous ressentons un vent de face, celui de la Mer Egée, alors que le passage commence sérieusement à se rétrécir. Le vent porte des odeurs nouvelles, celles d’une mer inconnue et réputée sauvage, toujours plus près de l’Orient qui a, de tout temps, attiré les hommes.

Il paraît qu’il n’est pas rare que les cargos touchent parfois les parois en faisant tomber des roches. Nous allons toujours à 6 noeuds portés par notre courant. Je savoure le moment mais j’avoue qu’il me tarde d’être de l’autre côté, sans cesse préoccupé par les conditions de navigation dans ce boyau. Doriane est à l’étrave et Solenzu sur le pont à regarder en hauteur avec une certaine curiosité dans le regard.

Nous arrivons enfin de l’autre côté, accueilli par un vent bien présent qui lève un clapot qui nous complique la tâche pour nous amarrer au quai des autorités où je dois me présenter pour payer. Mais on est rodés maintenant ma Doriane et moi, et on arrive à se mettre à ce quai peu pratique avec efficacité. Je descends pour aller à l’office du canal et là, surprise, il ne me parlent d’aucune majoration liée à un passage de dimanche. Comme quoi, il ne faut pas, là non plus, écouter tout ce que l’on dit sur les pontons. Après ces formalités, nous allons dans la baie voisine pour mouiller l’ancre et passer la nuit, fiers d’avoir passé avec succès un des passages les plus mythiques de Méditerranée.

Nous passons une soirée mi figue mi raisin, la dernière de la croisière à bord de notre beau Babar qui nous aura emmené si loin. Je me baigne un peu aussi une dernière fois dans ma Méditerranée, l’âme chamboulée par un si rapide épilogue qui m’aura occupé un an de ma vie. Tout va si vite que nous sommes groggy sans véritablement réaliser que c’est la fin. Comme toute chose, surtout les plus belles…

Une réflexion sur “Le passage

  1. sylviedoniniorangefr

    Que de rêves vous nous avez fait vivre et en point d’orgue le passage vers la mer égée…
    Vous vivez un rêve éveillé que de souvenirs en commun et pas n’importe quels souvenirs ceux qui se méritent et qui du coup prennent une dimension surnaturelle et unique.
    Bravo pour votre courage pour votre patience quelquefois et surtout pour votre résilience qui est l’apanage des êtres rares.
    On vous aime

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