Samedi 13 mai
J’ai plutôt bien dormi et la migraine a enfin disparu. Réveil à 6h45 dans quatorze degrés, un petit déjeuner frugal et c’est parti ! Cap vers où le vent décidera. C’est ainsi. Pour l’instant il souffle bien du nord et m’envoie vers l’est à près de 7 nœuds dès le démarrage à 7h45.
Je commence à prendre mes marques même si je suis encore un peu engourdi et maladroit.
Je prends mon rythme, contemplation, lectures, navigation, musique. Le quotidien en mer. Simple, riche. Le mouvement permanent et inéluctable du bateau donne un sens à l’existence, chaque foulée, chaque risée du vent chasse l’angoisse et la tristesse du temps qui passe. En mer on est vivant à 100%, chaque chose est à sa place, je sais quoi faire et surtout quoi ne pas faire, alors qu’à terre on se cherche parfois des loisirs, des choses à faire. Je pourrais naviguer ainsi tout le temps. Moitessier l’avait d’ailleurs bien compris et, pour sauver son âme, était parti faire un tour et demi du globe sans s’arrêter. En mer tout est prétexte à une joie intense, le petit déjeuner, si pragmatique et utilitaire dans la vie quotidienne, prend ici une saveur quasi mystique. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun marin de ne pas le prendre ! Même lire un livre est un acte peu ordinaire, car les mots lus sous le vent de la mer, à l’angle de la gîte, ont une puissance évocatrice bien plus puissante.

Me voici entre la côte d’Attique et les premières îles cycladiques. Que faire ? Kea ou Kithnos ? Je regarde la météo prévue demain et les criques à l’abri sur ces deux îles. Même si les criques sont moins jolies, j’opte pour la côte ouest de Kea car si la météo se confirme demain, je serais dans une posture plus favorable pour rallier les Cyclades du sud depuis celle-ci. J’arrive donc dans la jolie crique de Koundouros après sept heures de mer dont six entièrement à la voile. Je mouille l’ancre par six mètres d’un fond de sable.

En essayant le moteur de l’annexe, je constate que la courroie tourne dans le vide, je démonte le capot et, en ouvrant la partie qui fait tourner le moteur, tous les ressorts me pètent à la tronche et filent à la baille… impossible de tout retrouver, c’est foutu, je ne pourrai pas utiliser le moteur d’annexe de toute la croisière, pas grave il me reste les rames. Ok un moteur c’est pratique, mais c’est un foyer à emmerdes permanente. Ça ne marche jamais bien, ça pue, ça fait du bruit, ça pollue… bref je vais m’en passer aisément ! C’est comme un acte manqué pour promouvoir ma quête minimaliste. J’en profite pour faire mon premier bain de l’année mais en combi shorty car l’eau est étrangement à quinze degrés. Bizarre à cette saison.
Je passe ainsi la fin de journée à me détendre dans Babar en écoutant le match de rugby Usap Toulouse avec victoire des Catalans ! Youpi ! Ce soir au menu ce sera saucisse de Toulouse aux lentilles.



Dimanche 14 mai
Je me réveille étrangement en forme à 4h30 ! Je traîne un peu mais me décide à me lever car une longue navigation m’attend aujourd’hui. Je souhaite rallier les îles du sud et en particulier Paros distante de soixante milles. Je lève l’ancre dans la quiétude du petit matin vers 7h30. C’est au moteur que je longe l’île de Kea du nord au sud par sa côte occidentale. Passé le cap septentrional au bout d’une heure, je commence à voir des moutons dans le canal entre Kea et Kithnos. J’envoie les voiles et je me retrouve au près serré par douze à quinze nœuds de vent. Le cap est excellent car je suis sur la route. Aux approches de l’île, le vent fraîchit d’un coup m’invitant à prendre un ris de confort. Je vais à sept nœuds et la gîte est modérée. Les heures défilent ainsi et moi j’alterne mon rythme habituel.

Dans les parages de l’île de Serifos, le vent passe sur mon travers, je décide d’envoyer le gennaker qui n’a pas pris l’air depuis un moment. Je suis encore un peu rouillé pour la manœuvre mais tout se passe bien. Je prend conscience de ma situation, je suis là, sous gennaker, en plein milieu de la mer Egée ! J’ai du mal à y croire. Je constate que souvent le présent m’échappe, et la conscience a besoin de maturer un peu pour se rendre compte de la force de la situation. J’ai vécu tant de belles choses dans mes navigations que c’est le temps qui leur a donné ses lettres de noblesse, sa pâtine. Sur l’instant nous pouvons évidemment être émerveillés, ce qui est toujours mon cas dans toutes les situations, mais c’est bien plus tard que je me rends compte de leur puissance.
D’ailleurs ces pensées font écho au livre que je viens de dévorer, « le goût du large » de Nicolas Delesalle, qui, contre toute attente, n’est pas vraiment un récit de mer, c’est le texte d’un reporter qui a profité d’une virée en cargo pour faire un peu d’introspection sur ses reportages musclés en Afrique Subsaharienne et au proche Orient. Les horreurs qu’il décrit avec pudeur, justesse et parfois humour sont terribles. Comment vivre dans ma situation, à profiter de la nature et de la mer alors que des hommes massacrent des enfants à coup de machette, que des gosses crèvent de faim en prenant le sein sec de leur mère famélique ? En regardant la mer Méditerranée je suis pris de nausée et d’une boule dans la gorge. Des milliers de gens meurent en son sein en cherchant à fuir les horreurs de leur quotidien et moi je me balade en voilier… paradoxe que j’ai du mal à accepter aujourd’hui. Et pourtant, et la vie est ainsi faite, que puis je faire ? Je comprends que nous faisons partis d’un ensemble de choses imbriquées avec si peu de marge de manœuvre sur le plan individuel et collectif, nous sommes comme dans un grand organisme pris dans un cycle que personne ne contrôle, pas même les puissants. On peut juste, comme les religieux ou les ONG soulager un peu sa conscience et quelques souffrances mais sans jamais régler les problèmes.

J’arrive vers 18h30 dans la baie de Parikia sur l’île de Paros. Un tour de piste et je décide de me mettre bien à l’écart, tout seul, dans un mouillage abrité du vent d’est qui rentre assez fort dans la baie, de l’autre côté en face du port. Je mouille l’ancre par cinq mètre d’un fond que j’estime être du sable. Épuisé de cette belle journée de mer, je tombe dans ma couchette à 22h.
Mais si, il y a toujours quelque chose à faire, devant la misère du monde, : des choix politiques, et aider ceux qui agissent si on ne s’en sent pas la détermination !
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